CHAPITRE IV
Hercule Poirot marchait dans la rue principale de Long Basing, si toutefois on peut appeler ainsi la rue unique d’une agglomération. Long Basing est un de ces villages qui ont tendance à s’allonger sans se préoccuper de s’élargir. On y voit une église impressionnante, avec un énorme clocher et près de laquelle un vieil if très digne domine le cimetière-jardin. De droite à gauche de la rue s’alignent les magasins extraordinairement variés dont ceux de deux antiquaires. L’un semblant s’intéresser exclusivement aux devants de cheminée en bois sculpté, l’autre avouant une préférence marquée pour les vieilles cartes murales, les porcelaines (la plupart ébréchées), les anciennes commodes en chêne rongées par les vers, les étagères couvertes de cristaux et l’argenterie datant de l’époque victorienne, le tout mal mis en valeur faute de place. Il y a encore deux cafés, tous deux assez mal tenus, un magasin où l’on vend des paniers, charmant avec sa grande variété d’articles façonnés à la main, un bureau de poste où l’on achète aussi des fruits, un marchand de tissus, surtout spécialisé en articles de modes avec au milieu, un immense comptoir où s’empilent les chaussures d’enfants tandis que dans un autre coin, on trouve tout ce qui relève de la mercerie. Il faut citer encore un marchand de journaux-papeterie qui s’occupe, en plus, de la vente du tabac et des bonbons. Un magasin de lainages est, sans aucun doute, l’aristocrate du coin. À l’intérieur, deux femmes distinguées, à cheveux blancs, veillent sur une quantité d’étagères bourrées de pelotes de toutes les couleurs et, sur le comptoir, des paniers pleins de patrons. On a ménagé, au fond, un espace réservé à l’art subtil du tricot. Pour ce qui est de l’épicerie, elle s’est transformée en un « supermarket » avec ses paniers métalliques et ses rangées de boîtes de conserves aux emballages agressifs. Enfin, occupant une place à part, une petite boutique offrant au centre de sa vitrine étroite – où s’inscrit en lettres ARTISTIQUES le nom de « Lillah » – un chemisier venu de France qu’une étiquette affirme être « le dernier chic ». Il voisine avec une jupe marine et un pull-over écarlate, le tout disposé en un désordre recherché.
Poirot observa l’ensemble d’un œil indifférent. Il remarqua, au cœur du village, une rangée de maisons étriquées, de style ancien, dont certaines avaient conservé la pureté de ligne datant des rois George mais la plupart révélant des signes d’amélioration qui portaient le cachet de l’époque victorienne, par exemple une véranda, une fenêtre en saillie, une petite serre… La façade d’une ou deux de ces maisons avait été surélevée et semblait donner à leur propriétaire, le droit de réclamer un respect dû à leur allure « à la page ».
Poirot marchait lentement, enregistrant au passage tout ce qu’il découvrait. Si son impétueuse amie, Mrs Oliver, l’avait accompagné, elle lui aurait tout de suite demandé pourquoi il perdait son temps à flâner alors que la maison qui l’intéressait, se situait à un quart de mile des limites du village. Poirot lui aurait alors répondu qu’il tenait à s’imprégner de l’atmosphère locale, ce qui avait parfois une grande importance. À la sortie de la petite agglomération, la transition était brutale. D’un côté, en retrait de la route, se dressaient quelques maisons récemment construites par l’État, précédées chacune d’une pelouse, égayées par leurs portes aux couleurs vives. Au-delà, la campagne s’étalait paisible, avec ses collines et ses haies de buissons et, çà et là, quelques-unes de ces demeures que les agents immobiliers appellent « belles maisons de maître » régnant sur leurs arbres et leurs jardins, empreints de cet air mystérieux particulier aux propriétés privées. Assez loin devant lui, Poirot discerna une habitation à laquelle son dernier étage, sans aucun doute rajouté depuis peu, donnait l’aspect d’une assez extraordinaire construction arrondie. Il s’agissait certainement de l’endroit qu’il désirait atteindre. Le détective arriva à une grille portant le panneau « Crosshedges » et son regard se leva sur la demeure qui datait probablement du début du siècle. Elle n’était ni jolie ni laide : tout simplement ordinaire. Le jardin, par contre, charmait le regard. On devinait qu’à l’origine, il avait été l’objet de beaucoup de soins et d’attentions. Il montrait encore des pelouses bien tondues, un grand nombre de plates-bandes fleuries, d’arbustes disséminés avec goût. Un homme de métier s’occupait sûrement de ce jardin, pensa Poirot et peut-être même les propriétaires y prenaient-ils un intérêt personnel car il venait juste de remarquer, dans un coin près de la maison, une femme penchée sur une plate-bande, occupée, semblait-il, à rattacher des dahlias. Sa tête paraissait une masse d’or éclatant. Elle devait être grande et mince, avec des épaules carrées.
Poirot poussa le portillon et s’avança.
La femme tourna la tête puis se redressa en dévisageant le nouveau venu d’un air interrogateur. Elle ne bougea pas, gardant à la main un sécateur :
— Oui ?
Poirot la salua d’un geste élégant et s’inclina. Les yeux de la femme restaient fixés sur les moustaches du petit homme, comme fascinés.
— Mrs Restarick ?
— Oui. Je…
— J’espère que je ne vous dérange pas, Madame ?
Un léger sourire effleura les lèvres de la maîtresse de maison.
— Pas du tout Êtes-vous…
— Je me suis permis de vous rendre visite. Une de mes amies, Mrs Ariane Oliver…
— Oh ! Vous devez être M. Poiret ?
— Poirot, rectifia-t-il en accentuant sur la dernière syllabe. Hercule Poirot, pour vous servir. Je passai dans la région et je me suis permis de venir avec l’espoir d’être autorisé à présenter mes respects à Sir Roderick Horsefield.
— Oui. Naomi Lorrimers nous a prévenus que vous pourriez arriver à l’improviste.
— J’espère que cela ne vous gêne pas ?
— Pas du tout Ariane Oliver se trouvait ici le dernier week-end. Elle accompagnait les Lorrimers. Ses livres sont des plus spirituels, ne trouvez-vous pas ? Mais, que je suis sotte ! Vous êtes vous-même détective… un vrai détective ?
— Je suis tout ce qu’il y a de plus réel dans le genre détective, répondit Hercule Poirot.
Il remarqua qu’elle réprimait un sourire. En l’observant avec plus d’attention, il nota qu’elle était belle, mais d’une beauté assez artificielle. Ses cheveux dorés étaient si serrés qu’ils en paraissaient empesés. Il se demanda si, au fond d’elle-même, elle possédait une grande assurance ou si elle ne s’appliquait pas plutôt à jouer le rôle de la lady anglaise absorbée dans son jardinage. Il se posa aussi la question de savoir ce qu’avait pu être le passé de cette femme :
— Vous avez là un très joli jardin, Madame.
— Vous aimez les jardins ?
— Pas autant que les Anglais. Dans ce pays, vous avez un talent spécial pour ce qui touche au jardinage. À vos yeux, il possède une valeur particulière, que chez nous, nous n’apprécions pas à ce point-là.
— Vous voulez dire, en France ?
— Je ne suis pas Français mais Belge.
— Oh ! en effet, je crois me souvenir qu’Ariane Oliver a mentionné que vous aviez appartenu à la police belge.
— C’est exact. Je suis un vieux chien policier belge – il émit un petit rire poli et reprit en agitant les mains – mais vos jardins à vous autres Anglais… je les admire. Les races latines préfèrent les architectures régulières, les jardins de Versailles en miniature, et de plus, bien sûr, ils ont inventé le potager qui est très important. Ici aussi, vous avez le potager mais il vous est venu de France et vous n’aimez pas les légumes autant que vos fleurs. Exact ?
— Oui, je crois que vous avez raison. Si vous voulez bien me suivre. Je vous conduirai auprès de mon oncle.
— Je me suis permis de vous importuner dans l’intention de rendre hommage à Sir Roderick mais je tiens à vous rendre hommage à vous aussi, Madame. Je rends toujours hommage à la beauté quand j’ai la chance de la rencontrer. Il s’inclina.
Elle rit, légèrement embarrassée.
— Vous allez m’obliger à rougir de confusion, Monsieur Poirot.
Empruntant une porte-fenêtre, elle le précéda à l’intérieur de la maison.
— J’ai fait vaguement la connaissance de votre oncle en 1944.
— Le pauvre, il est très âgé maintenant. Sa surdité augmente.
— Je crains qu’après tant d’années, il ne se souvienne plus de moi. Il s’agissait à l’époque d’une histoire d’espionnage liée aux développements scientifiques d’une certaine invention. Nous devions cette invention à l’ingéniosité de Sir Roderick. J’espère qu’il voudra bien me recevoir.
— J’en suis sûre. Son existence actuelle est assez dépourvue d’intérêt. Je dois me rendre souvent à Londres… Nous y cherchons une maison qui nous convienne. Elle soupira et conclut : Les gens âgés se montrent difficiles à vivre parfois.
— Je sais. Je le suis très souvent moi-même.
Elle éclata de rire.
— Voyons, Monsieur Poirot, vous n’allez pas prétendre être vieux !
— Pourtant, il arrive qu’on m’en fasse la remarque, observa-t-il en soupirant. Des jeunes filles, entre autres.
— C’est bien peu aimable de leur part, mais je sais que c’est, hélas, le genre de remarque que pourrait faire notre fille, par exemple.
— Vous avez une fille ?
— Enfin, une belle-fille.
— J’aurai grand plaisir à la rencontrer.
— Je crains que ce ne soit possible car elle est à Londres. Elle y travaille.
— Toutes les jeunes filles ont un métier, de nos jours.
— Chacun de nous est présumé occupé à travailler, répliqua-t-elle d’un ton assez morne. Même après le mariage, une femme est souvent obligée de retourner au bureau ou à une chaire de professeur.
— Est-ce votre cas ?
— Non. J’ai été élevée en Afrique du Sud. Je suis venue ici avec mon mari et l’Angleterre est encore un pays… assez incompréhensible pour moi.
Elle jeta autour d’elle un regard que Poirot jugea dépourvu d’enthousiasme.
Ils se trouvaient dans une pièce bien meublée mais sans originalité ni personnalité. Deux immenses portraits se faisaient face : une femme aux lèvres minces, vêtue d’une robe de soirée en velours gris et un homme d’une trentaine d’années, avec un air d’énergie réprimée.
— Je suppose que votre fille s’ennuie à la campagne ?
— Oui. Londres lui convient mieux. Elle s’interrompit et ajouta comme à regret : Elle ne m’aime pas.
— Impossible ! s’écria Poirot avec une politesse toute française.
— Malheureusement, si. J’imagine qu’il doit être assez difficile pour une jeune fille d’accepter une belle-mère.
— Votre fille aimait-elle beaucoup sa mère ?
— Je le crois. C’est un caractère difficile mais je présume qu’elles sont toutes ainsi de nos jours.
Poirot soupira.
— Les parents ont moins de contrôle sur leurs enfants. Ce n’est plus la même chose que par le bon vieux temps.
— C’est vrai.
— On hésite à aborder le sujet mais je dois avouer que je déplore leur manque de discernement dans leur choix d’un… comment dites-vous… ? d’un boy-friend ?
— Norma a été une source d’ennuis pour son père, à ce sujet. Mais je pense qu’il ne sert à rien de se plaindre. Il faut bien que les jeunes fassent leur propre expérience… L’oncle Roderick a son appartement à l’étage.
Elle le guida hors de la pièce sur laquelle Poirot jeta un dernier coup d’œil. Triste… sans caractère… mis à part peut-être les deux portraits. D’après le style de la robe que portait la femme, ils n’étaient pas récents et s’il s’agissait de la première Mrs Restarick, il jugea qu’elle ne lui aurait pas été sympathique.
— Ces portraits sont très bons, remarqua-t-il.
— Oui. Ils ont été peints par Lansberger.
Lansberger avait été un peintre fameux et très cher, vingt ans plus tôt. Son naturalisme méticuleux était à présent passé de mode et depuis sa mort, on ne parlait presque plus de lui. Ses modèles étaient appelés avec mépris « accessoiristes » mais Poirot estimait qu’ils valaient mieux que cela. Il devinait un humour assez cruel, soigneusement dissimulé derrière les surfaces lisses.
Grimpant les premières marches de l’escalier, à quelques pas devant lui. Mrs Restarick déclara :
— Ils viennent juste d’être sortis du grenier, restaurés et…
Elle s’interrompit brusquement et resta figée, une main sur la rampe.
Une silhouette venant de tourner l’angle du palier descendait à leur rencontre… Une silhouette assez baroque, paraissant vêtue d’un travesti mais qui détonait complètement avec l’atmosphère de la maison.
Poirot était assez familiarisé avec ce genre de personnages, ayant eu plusieurs fois l’occasion de le croiser en multiples exemplaires dans les rues de Londres et même dans des soirées. Un échantillon de la jeunesse actuelle. Il portait une veste noire, un gilet de velours prétentieux, des pantalons de peau très étroits et une masse de cheveux châtains bouclés lui tombant sur les épaules. Un air exotique et presque beau, bien qu’il fallut le dévisager un moment avant de deviner son sexe.
— David ! lança Mrs Restarick d’un ton acerbe… Que diable faites-vous ici ?
Le jeune homme ne parut pas troublé le moins du monde.
— Je vous ai effrayée ? J’en suis désolé.
— Que faites-vous… dans cette maison ? Vous êtes venu avec Norma ?
— Norma ? Non, j’espérais la trouver dans sa chambre.
— Vous savez très bien qu’elle est à Londres.
— Ah ! mais non ! En tout cas, elle n’est pas au 67 Borodene Mansions.
— Comment cela ?
— Il semble qu’elle n’y soit pas retournée depuis le week-end. J’ai pensé qu’elle était restée ici. Je suis venu voir ce qui avait pu lui arriver.
— Elle est partie dimanche soir, comme d’habitude.
Mrs Restarick ajouta d’un ton coléreux :
— Pourquoi n’avez-vous pas sonné à la porte pour nous informer de votre présence ? Pourquoi rôdez-vous à travers la maison ?
— Vraiment ! Vous avez l’air de croire que je vais voler les petites cuillères ! Il est tout à fait naturel de pénétrer dans une maison en plein jour, non ?
— Nous sommes vieux jeu et n’aimons pas cela.
— Oh ! là ! là ! Les histoires que font les gens ! Eh bien, ma chère, si je ne suis pas le bienvenu et si vous ne savez vraiment pas où est votre belle-fille, il vaut mieux que je m’en aille. Dois-je vous montrer le contenu de mes poches avant de partir ?
— Ne soyez pas stupide, David.
— Au revoir, donc !
Le jeune homme passa devant eux avec un signe vague de la main et disparut.
— Une créature horrible ! affirma Mary Restarick d’un ton dont l’aigreur surprit Poirot. Je ne peux pas le supporter. Pourquoi l’Angleterre est-elle surpeuplée de ce genre de types ?
— Madame, ne vous énervez pas. Ce n’est qu’une question de mode et cela a toujours existé. À la campagne, vous n’avez pas tellement l’occasion de vous en rendre compte, mais à Londres, on en côtoie des centaines de semblables.
— Affreux ! Vraiment affreux. Efféminé…
— Et cependant, ressemblant assez à un portrait de Van Dyck, ne trouvez-vous pas ? Dans un cadre doré, une collerette de dentelle autour du cou, vous ne le trouveriez pas plus efféminé.
— Avoir le culot de venir comme ça ! Andrew aurait été furieux. Cette affaire l’inquiète, d’autant plus qu’il connaît mal Norma. Il est parti à l’étranger alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, la confiant à la garde de sa femme. Moi aussi, je me fais du souci pour cette fille et je ne puis m’empêcher de la trouver bizarre. Ce David Baker lui a complètement tourné la tête et nous n’y pouvons rien ! Nous avons interdit l’accès de la maison à ce garçon et voyez : il s’y présente avec un sang-froid imperturbable. Je pense que j’agirais sagement en ne mettant pas Andrew au courant de cet incident. J’imagine que Norma s’affiche dans Londres avec cette créature, et probablement avec d’autres, identiques. Il y en a de pires que lui, ceux qui ne se lavent jamais, portent de longues barbes et des vêtements crasseux.
Poirot remarqua gaiement :
— Ne vous désespérez pas et rappelez-vous que les péchés de jeunesse s’oublient vite.
— Je l’espère. Parfois, j’ai l’impression que Norma a quelque chose de dérangé mentalement. Elle a des instants d’absence et de soudaines aversions…
— Aversions ?
— Elle me hait. Non, non, je n’exagère pas ! Je ne comprends pas pourquoi car même si elle adorait sa mère, il est bien naturel, après tout, que son père se soit remarié.
— Êtes-vous bien sûre qu’elle vous haïsse ?
— Elle m’en a largement donné la preuve. Je ne puis vous dire à quel point j’ai été soulagée lorsqu’elle a décidé d’aller travailler à Londres. Je ne voulais pas susciter d’histoires, mais…
Elle s’interrompit soudain comme si elle réalisait brusquement qu’elle s’entretenait avec un étranger.
— Mon Dieu, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela ! Je suppose que chaque famille a des soucis similaires. Pauvres belles-mères, nous sommes bien malmenées… Voici, nous sommes arrivés.
Elle frappa à une porte.
— Entrez ! entrez ! rugit une voix de stentor.
— Une visite pour vous, mon oncle.
Un vieillard, large d’épaules et de visage, aux joues rouges et à l’air irascible, marchait de long en large. Il s’avança vers les nouveaux venus en clopinant. Assise à la table, derrière lui, une jeune fille classait des lettres et des papiers, sur lesquels elle penchait une tête brune et lisse.
— Je vous présente M. Hercule Poirot, Oncle Roddy.
Poirot s’avança et prit la parole avec aisance.
— Sir Roderick ! Il y a tant d’années que j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance ! Pendant la dernière guerre. En Normandie avec le colonel Race et le général Abercromby… et aussi le général Sir Edmund Collingsby. Quel problème que ce service de sécurité ! Aujourd’hui, il n’est plus besoin d’observer la moindre discrétion. Je me souviens de cet agent secret qui réussit pendant si longtemps à nous faire damner… Vous vous rappelez, le capitaine Henderson ?
— Le capitaine Henderson ? Je pense bien ! le sacré cochon ! Nous l’avons quand même démasqué !
— Il se peut que vous ne vous souveniez plus de moi ?
— Si, si, je me souviens parfaitement de vous. Nous l’avons échappé belle. Vous étiez le délégué français, n’est-ce pas ? Il y en avait un ou deux… je ne m’entendais pas avec l’un d’eux… Impossible de me souvenir de son nom. Allons, asseyez-vous, asseyez-vous. Rien de tel que de reparler du bon vieux temps.
— J’avais tellement peur que vous ne vous rappeliez plus de moi ou de mon collègue, M. Giraud.
— Si, si, je m’en souviens parfaitement.
La jeune fille se leva et avança poliment une chaise à Poirot.
— C’est bien, Sonia, c’est bien – approuva Sir Roderick qui se tourna à nouveau vers le détective. Laissez-moi vous présenter à ma charmante petite secrétaire. Cela me change. Elle m’aide, vous savez, elle classe mon travail. Je me demande comment j’ai pu me débrouiller sans elle, auparavant.
En réponse au salut courtois de Poirot, la jeune fille murmura quelques mots. C’était une petite personne aux cheveux coupés à la Jeanne d’Arc et qui paraissait très timide. Ses yeux, bleu foncé, restaient généralement baissés mais elle souriait gentiment à son employeur.
Ce dernier lui donna une petite claque dans le dos.
— Je ne sais vraiment pas ce que je deviendrais sans elle.
— Je ne suis pas bonne à grand-chose, pourtant et je tape très lentement à la machine.
— C’est suffisant pour moi, ma chère. Vous êtes aussi ma mémoire, mes yeux, mes oreilles…
Elle lui sourit.
— J’ai encore à l’esprit, intervint Poirot, certaines de ces excellentes histoires que l’on racontait à la ronde et notamment celle vous concernant, le jour où on vous avait volé votre voiture.
Il relata l’aventure, ce qui ravit son interlocuteur.
— Ah ! ah ! bien sûr ! Un peu exagéré mais exact. Oui, oui. Je ne m’attendais guère cependant à ce que vous vous en souveniez, après tant d’années. Mais je pourrais vous en raconter une meilleure.
À son tour, il se lança dans un récit.
Poirot écouta et applaudit. Finalement, il jeta un coup d’œil à sa montre et se leva.
— Je ne dois pas vous retenir plus longtemps. Vous êtes, je le vois, occupé à un travail important. De passage dans la région, je n’ai pu résister au plaisir de venir vous présenter mes respects. Les années passent, mais vous, je le constate, n’avez rien perdu de votre vigueur ni de votre joie de vivre.
— Peut-être. Ne me complimentez pas trop, cependant… Vous resterez bien pour prendre une tasse de thé ? Je suis sûr que Mary vous en préparerait une. — Il regarda autour de lui. — Oh ! elle est partie. Une gentille fille…
— Assurément. Et très belle. J’imagine qu’elle est un grand réconfort pour vous, depuis plusieurs années.
— Ils ne sont mariés que récemment. Elle est la seconde femme de mon neveu. Je vais vous parler franchement. Je n’ai jamais beaucoup aimé Andrew… Pas équilibré du tout, ce garçon-là… Son frère aîné était mon préféré. Ce n’est pas que je le connaissais bien non plus… Mais Andrew s’est très mal conduit avec sa première femme. Il l’a abandonnée pour s’enfuir avec une fille de rien dont il raffolait. L’affaire ne dura pas plus de quelques mois… l’imbécile ! Celle qu’il vient d’épouser a l’air bien, parfaite même. Simon, lui, était un garçon stable… bougrement ennuyeux, toutefois. Je ne peux dire que j’ai été content lorsque ma sœur entra dans cette famille. Gros commerçants, c’était des gens riches naturellement, mais l’argent n’est pas tout. Par tradition, ma famille s’alliait toujours à l’armée. Je n’ai jamais beaucoup fréquenté la bande des Restarick.
— J’ai cru comprendre qu’ils ont une fille. Une de mes amies l’a rencontrée ici la semaine dernière.
— Norma. Une petite sotte. Elle porte des vêtements horribles et s’est amourachée d’un type affreux. Ils se ressemblent tous, à présent, avec leurs cheveux longs, les Beatnik, les Beatles, toutes sortes de noms. Ils s’expriment, pratiquement, dans une langue étrangère à la nôtre. Cependant, qui se soucie des critiques d’un vieillard ? Mary, elle-même… J’ai toujours pensé qu’elle était l’exemple même de la parfaite épouse anglaise, mais elle aussi, me paraît assez détraquée, du point de vue de la santé, je veux dire. Des histoires à propos d’un séjour à l’hôpital pour observation ou quelque chose comme ça. Prendrez-vous un verre ? Whisky ? Non ? Vous êtes sûr que vous ne voulez pas une tasse de thé avant de partir ?
— Merci, mais j’ai des amis qui m’attendent.
— Eh bien, je dois dire que j’ai été content de bavarder avec vous. C’est bon de reparler des histoires du passé. Sonia, mon petit, peut-être reconduirez-vous Monsieur… excusez-moi, votre nom m’a encore échappé… ah ! oui, Poirot. Menez-le auprès de Mary, voulez-vous ?
Poirot se hâta de refuser.
— Non, non. Je ne voudrais déranger Mrs Restarick sous aucun prétexte. Je trouverai facilement mon chemin. Ce me fut un grand plaisir de vous revoir.
Il quitta la pièce.
— Je ne sais absolument pas qui est ce bonhomme-là, constata Sir Roderick, après le départ de Poirot.
— Vous ne saviez pas qui il était ? demanda Sonia, en le fixant d’un œil rond.
— Je ne reconnais pas la moitié des gens qui viennent me voir à présent. Bien sûr, je m’acquitte de mon devoir de façon très méritoire. On apprend à sauver la face. C’est la même chose au cours des réunions. Un type s’avance vers moi en m’interrogeant : « Peut-être ne vous souvenez-vous plus de moi ? La dernière fois que je vous ai vu, c’était en 1939. » Il me faut répondre : « Mais si, je me souviens » alors qu’il n’en est rien. C’est un triste désavantage d’être presque sourd et aveugle. Vers la fin de la guerre, nous nous sommes beaucoup liés avec un tas de Français comme celui-ci. Je les ai presque tous oubliés. Il était certainement avec moi, celui-là. Il me connaissait et, pour ma part, je me rappelle encore pas mal de ces noms auxquels il a fait allusion. L’histoire de ma voiture volée était authentique bien qu’un peu exagérée. Ils en ont fait une anecdote célèbre à l’époque. Enfin… J’espère qu’il n’aura pas remarqué mon manque de mémoire. Un bonhomme intelligent bien que typiquement français, ne pensez-vous pas ? Cette démarche affectée, ces salamalecs… Voyons, où en étions-nous ?
La jeune fille prit une lettre qu’elle lui tendit en même temps que ses lunettes, mais il repoussa énergiquement ces dernières.
— Je ne veux pas ces satanées machines ! Je vois parfaitement bien, sans elles.
Il cligna des yeux, penché sur la missive mais il dut bientôt capituler.
— Tenez. Vous feriez peut-être mieux d’en prendre connaissance vous-même.
Elle commença à lire de sa voix claire et douce.